jueves, febrero 01, 2007

descente au Cartucho

Toutes les grandes villes ont leurs quartiers sordides, « défavorisés », bronx ou favelas, bidonvilles, cités, townships, comunas, périphériques souvent, des espaces parasitaires qui ne font pas vraiment partie de la ville. Bogota a le sien, Cuidad Bolivar, une zone immense au sud, où les cabanes s’accrochent au flanc des montagnes et brillent, bizarrement, magnifiquement dans la nuit. Mais Bogota a aussi un truc très particulier, le Cartucho.


Le Cartucho était un quartier du centre de Bogota, une sorte de cour des miracles moderne, où s’entassaient dans des immeubles laissés à l’abandon, la boue et les ordures, ceux qu'en Colombie on appelle parfois les "desechables", c'est-à-dire les détritus, une population très diverse, mendiants, fumeurs de basuco (cocaïne des pauvres), gamins des rues, voleurs, familles très pauvres, dealers, gens qui recyclent les poubelles, trafiquants en tout genre, qui ont tous en commun d’avoir ce même visage complètement ravagé. (Ils ont eu un roi, le Señor Matanza de Manu Chao.)



A partir de 1998, les pouvoirs publics ont décidé de se réapproprier le centre de leur ville, qui s’était extrêmement dégradé depuis plusieurs décennies, les familles riches s’étant barricadé dans le nord de Bogota, et de reprendre le contrôle d’une zone située ironiquement à deux pas du palais présidentiel – la Colombie, des contrastes jusqu’à l’absurde. Très simplement, le Cartucho a donc été rasé et ses habitants expulsés pour permettre la construction d’un parc, le Tercer Milenio, qui fait désormais du centre un espace étrange, hybride et mouvant, entre un sordide, pesant, toujours au coin des rues et une bouffée d’air frais, moderne et bienvenue, entre un passé récent chargé et douloureux, toujours palpable, et un présent qui penche volontiers vers l’oubli. La face obscure de ce qui a peut-être contribué à ce que Bogota remporte le premier prix à la biennale d’architecture en 2006: la négation d’une population et de son histoire. Parce que, s’il y a eu des programmes de réinsertion, ils sont restés insuffisants et de toute manière problématiques, générant des mouvements de protestation de la part des habitants des quartiers où on avait déplacé par camions les indigentes - entre autres à côté de l'ancien abattoir municipal et puis aussi parfois loin, loin, de Bogota. Des petits cartucho se sont reformés spontanément un peu partout dans la ville. Il y en a un, par exemple, à côté de mon ex-chez moi:


(moins bien les photos en couleur, normal c’est moi qui les ai prises, les précédentes sont celles d'un photographe français, Stanislas Guigui, qui a vécu deux ans avec les habitants du Cartucho, avant qu’il ne soit détruit)


J’ai emmené une personne de l’ambassade de France - qu'on appellera Ulysse- qui regrettait de ne connaître que le Bogota qu’on aime montrer aux étrangers, à ce qu’il reste de l’ancien Cartucho.
Sous les regards et les visages hallucinés de leurs habitants, allumant un à un leur pipe de basuco, la minute qui a suffi à traverser la rue s’est étirée de plus en plus.
En rentrant je suis passée devant le petit cartucho à côté de chez moi. Planquée dans un taxi j' ai pris des photos à la sauvette. A ce moment-là passaient une petite fille et ses deux petits frères et quand elle a vu l'appareil photo, elle a collé ses frères contre sa poitrine pour les dérober à l'objectif.
Je me suis sentie tout d’un coup toute toute petite.

On cherchait quoi? Voir pour croire - parfois la Colombie fait voler en éclats le surréalisme, dixit Fernando Vallejo? Voir pour prendre conscience? pour avoir un regard un peu moins con, moins borné, plus humain?
Je crois, mais ça se mélange aussi sûrement avec des trucs pas très nobles, adrénaline, voyeurisme et puis la bonne vieille fascination pour le Mal.
ça sentait le soufre cette histoire, Ulysse ne s'y est pas trompé. Il m'écrira plus tard qu'il était partant pour tout autre "suite dantesque".